Les Russes à Boulogne Billancourt 2
Vladimir Nabokov a qualifié Khodassevitch de plus grand poète russe du XXe siècle. Le même avis a été partagé par Gorki qui, en 1923, l’a nommé «le meilleur poète de la Russie moderne».
Vladislav Felitsianovich Khodassevitch est né en 1886 à Moscou. En 1920, lui, sa deuxième épouse Anna et son beau-fils se sont installés à Saint-Pétersbourg. Khodassevitch écrit beaucoup à cette période et connaît une montée de sa popularité. En 1922, pendant l’union des poètes, il rencontre Nina Berberova. Ils commencent à passer du temps ensemble: boire un café après des soirées littéraires, se promener dans Saint-Pétersbourg (alors Petrograd).
Nina Berberova est née à Pétersbourg en 1901. On dit que son grand-père était le prototype d’Oblomov (le héros du roman de Alexandre Goncharov « Oblomov »). Très tôt, elle a commencé à écrire de la poésie et est entrée dans les cercles de poètes de Petrograd à l’âge de vingt ans.
En avril 1922, Khodassevitch déclara à Berberova qu’il avait maintenant deux objectifs: être ensemble et survivre.

Que voulait dire « survivre »? Physiquement? Spirituellement? À cette époque, aurait-on pu prévoir la mort de Mandelstam, la mort de Kliouïev, le suicide de Essénine et Maïakovski, la politique du parti dans la littérature dans le but de détruire deux, sinon trois générations? Vingt ans de silence d’Akhmatova? Destruction de Pasternak? La fin de Gorki? Bien sûr que non.
Du journal de Nina Berberova
La femme de Khodassevitch était au courant pour Berberova. En février 1922, Khodasevich a écrit une lettre à son épouse: « Je chantonne et je meurs. Et ni toi, ni personne ne peut me sauver… Je ne vais pas détruire la pauvre fille Berberova, car je la plains. Je lui ai juste promis de montrer le chemin… »
L’essentiel est clair pour lui: la jeune fille veut devenir écrivain; elle a besoin d’un guide, d’un enseignant, d’un défenseur. De plus, à en juger par ses mémoires à elle, l’Occident la séduit…
Khodassevitch a décidé de quitter la Russie. En 1922, Khodasevitch lui-même et son «secrétaire» Berberova partent «pour améliorer sa santé» et quittent la Russie pour toujours. La première étape fut Berlin, puis Sorrento, en Italien chez Maxime Gorki. En mars 1925, l’ambassade soviétique à Rome refusa de prolonger le passeport de Khodasevich, proposant de retourner à Moscou. Il a refusé, devenant ainsi un émigrant.
Nina et Vladislav n’avaient alors de l’argent que pour acheter des billets pour Paris.
Да, меня не пантера прыжками На парижский чердак загнала. И Виргилия нет за плечами - Только есть одиночество - в раме Говорящего правду стекла. Отрывок из поэмы "Перед зеркалом" (В.Ходасевич, 1924)
Ce n'était pas une panthère Qui m'a chassé sur le grenier parisien. Pas de Virgile derrière moi - Seule, la solitude - dans le miroir de vérité. Un extrait d'un poème de "Devant le miroir" (Khodassevitch, 1924)
Après avoir séjourné brièvement à l’hôtel, rue Amélie à Paris, ils s’installent à Boulogne Billancourt, rue des Quatre Chemins.

Ils ont reçu des documents d’apatrides. Tels « citoyens » n’étaient accepté que pour le travail « à la tache ». Au début, Berberova enfilait des perles sur les colliers, ce qui était un peu plus rentable que la broderie au point de croix. Trois fois, elle a été figurante sur des tournages. À Noël, Berberova a écrit sur mille cartes «Oh, mon doux Jésus!». Elle a reçu dix francs.
Dans ses mémoires, Hemingway, qui vit à Paris à cette époque, écrit: « pour 60 francs par jour, il était possible de vivre modestement mais suffisamment pour deux, en s’aimant. Sans amour, ça coûtait beaucoup plus cher ». Dans les meilleures années, Khodasevich et Berberova disposaient d’environ 40 francs par jour pour deux.
Khodassevitch a presque cessé d’écrire de la poésie. Ces problèmes de santé s’aggravaient.
Sa peur passe progressivement dans les heures d’horreur et je remarque que cette horreur est complètement disproportionnée par rapport à ce qui la génère. Toutes les petites choses commencent soudain à acquérir une signification cosmique. La radio au milieu de la nuit, lancé par un voisin, ou l’odeur de poisson frit qui vient de la cour, le mène au désespoir, qui n’a ni mesure ni fin. Il le traîne à travers les jours et les nuits. Et ça grandit. Quelque chose lentement, à peine perceptible, a commencé à se détériorer, à s’user, d’abord en moi, puis pendant près de deux ans, autour de moi, entre lui et moi. Ce qui était une entente s’est transformé en habitude d’entente, ce qui était une consolation, est progressivement devenu automatique ».
Du journal de Nina Berberova

Nina Berberova était plus active et plus enjouée que son mari. Sa série d’essais sur la vie de Billancourt, paraît dans le journal. Ces récits plaisent, les Russes de cette banlieue ouvrière s’y reconnaissent et sont flattés qu’on s’intéresse à eux.
Dans ses Chroniques de Billancourt, elle livre un témoignage sur des milliers de Russes, chassés de leur pays par la révolution bolchevique, « cette «classe laborieuse», ce nouveau «prolétariat», sur ces gens qui ne parlaient pas le français, qui avaient été arrachés à leur pays d’origine sans espoir d’y revenir, qui étaient séparés de leur proches. » Elle écrit sur le quartier du Point du Jour pendant l’entre-deux-guerres, où l’on trouvait « non seulement des églises russes mais des épiceries, des jardins d’enfants, des écoles où l’on enseignait le catéchisme, des fêtes célébrées selon le calendrier ancien (julien), des comités constitués pour venir en aide aux vieillards et aux invalides de la Première Guerre mondiale ».
En 1932, Berberova, se sépara de Khodassevitch et quitta leur appartement de la rue des Quatre Chemins. Khodassevitch n’est pas resté seul longtemps. Une jeune femme, Olga Margolina l’épouse pour partager le fardeau de sa vie.
Au début de 1939, on découvre que Khodassevitch est atteint d’un cancer du pancréas. Il décède le 14 juin 1939. Le poète est enterré au cimetière Pierre Grenier à Boulogne-Billancourt.
Pendant la guerre, Olga Margolina, juive, fut arrêtée et déportée; les archives du poète Khodassevitch ont été détruits. Olga est morte en 1942 à Auschwitz.
Nina Berberova s’est encore mariée plusieurs fois. Pendant la Seconde Guerre mondiale, elle reste dans Paris occupé, puis elle quitté la France pour les États-Unis en 1950. En 1959 Berberova a pris la nationalité américaine. Elle enseignait la langue et la littérature russe aux Universités de Yale et de Princeton. Nina Berberova est morte à Philadelphie en 1993.
Un autre émigrant célèbre, écrivain Sergueï Dovlatov dit:
Pour ce qui est de Berberova, je la connais bien, et j’ai passé plusieurs années en correspondance avec elle, mais elle a réalisé que j’étais entièrement fait de qualités qu’elle détestait: une personne sans caractère, épuisée par ses complexes. Et la correspondance s’est estompée. Je la respecte beaucoup. J’aime ses deux livres de mémoires (ses poèmes et sa prose sont insignifiants, à mon avis), mais elle est une personne tout à fait rationnelle, cruelle et froide, capable d’apprendre le suédois avant un voyage touristique en Suède, mais aussi capable de laisser un mari malade qui ne pourrais plus rien lui donner.
Sur les anciens terrains de Renault, à deux pas de l’église orthodoxe russe Saint-Nicolas-le-Thaumaturge, une rue à Boulogne Billancourt porte le nom de Nina Berberova.
Les Russes à Boulogne Billancourt:
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