Pâques des émigrés russes au début du 20ème siècle (mémoires du Prince Youssoupoff)

Soirée de Pâques 1

Une fois par an, le Samedi Saint, la soirée revêtait un caractère particulier.

Pâques, qui a toujours été pour les Russes l’occasion de grandes réjouissances, est aussi l’époque où les émigrés sentent plus lourdement le poids de l’exil. Moscou avec ses églises de milliers de cierges et toutes les cloches du Kremlin sonnant le Résurrection du Christ; la splendeur de la vision ne saurait se décrire! Quelle nostalgie!… Cette nuit-la; les messes qui se célèbrent dans nos églises et les chants qui les accompagnent sont d’une beauté exceptionnelle. Le service religieux terminé, avant de réunir pour le souper traditionnel, les fidèles s’embrassent trois fois, selon le rite, en disant: « Le Christ est ressuscité. »

Bon nombre de nos compatriotes venaient passer la nuit de Pâques à Boulogne. Un journaliste français en a parlé avec plus d’humour que d’exactitude dans un article intitulé: « Nuits de Princes. » A travers ces lignes fantaisistes, on retrouve néanmoins quelque chose de l’atmosphère des soirées de Boulogne:

« C’est Pâques, Pâques, chantent les petits oiseaux dans les bosquets des Tuileries et du Luxembourg. C’est Pâques, Pâques, repentent les Russes à Paris.

Le soir du Samedi Saint, des onze heures, colonels de la Garde, cousins du Tsar et maréchaux de noblesse accourent de tous cotés, des banlieues proches et lointaines, et se réunissent en foule compacte autour de l’église de la rue Daru, pour la messe de minuit célébrée en grande pompe par les prêtres et les archiprêtres, les popes et les archipels et le Métropolitain lui-même qui n’est pas, comme on pourrait le croire, un moyen de communication, mais un très haut dignitaire de l’Eglise orthodoxe. La messe terminée, après s’être embrassés trois fois sur la bouche et avoir éteint les cierges qu’ils tentent à la main, les derniers des boyards, flanqués des derniers Américains d’Europe partent réveillonner à Montparnasse ou à Montmartre et fêter par de copieuses libations la Résurrection du Christ.

Cependant, la vrai nuit de Princes, le souper qui réunit, autour des oeufs peints en rouge, du rituel fromage à la crème et des cochons de lait, les authentiques grands-ducs et les belles Slaves, ne déroule ses fastes ni chez Korniloff, ni au Poisson d’or, ni même à Shehérazade, mais dans une petite maison de Boulogne, parmi d’innombrables photos de monarques plus ou moins découronnés. Le buffet est somptueux, fantaisiste et heteroclite: des saucisses apportées par un petit danseur voisinent avec une dinde trufféé, don générées de la Royal Dutch, par l’intermédiaire de lady Deterding, et le rouge ordinaire est mélangé dans des verres à dents et des gobelets de vermeil Avec le plus précieux des Chambertin et le plus rare des Château-Lafite.

Flanqué d’une escorte de Caucasiens fidèles, le maitre de maison va de groupe en groupe, parlant aux uns, offrant à boire aux autres, aimable, distant et mystérieux, mais ne cessant jamais de jouer admirablement son rôle. Son fin visage s’illumine d’un sourire heureux quand Donna Vera Mazzuchi verse de la vodka dans le piano, ou quand Serge Lifar fait des acrobaties, accroché à un lustre.

Une jeune femme brune chante d’une voix cuivrée et un peu rauque une mélopée tzigane, reprise en choeur par quatre princesses, trois comtesses et deux baronnes. Se souvenant de son sang russe, Marie-Therese d’Uzès, première duchesse de France et petite-fille de Galitzine, donne le baiser pascal à un joueur de balalaika. Les voisins rappellent à Leurs Altesses qu’il est cinq heures des matin et qu’il est grand temps d’aller se coucher et d’en finir avec les cérémonies moscovites. »

Nous pouvons pardonner à ce journaliste d’avoir forcé la note: il l’a fait avec esprit et sans méchanceté. Mais ce qui lui a totalement échappé, c’est ce que représente cette nuit de Pâques au cour des émigrés russes.



  1. Cet article est un extrait des Mémoires du Prince Félix Youssoupoff, paru dans les années 1950 sous les titres « Avant l’exil » et « Après l’exil » (Editions du Rocher, 2005). ↩︎

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