À présent, je pense moins souvent à mon amour malheureux pour mon pays. Pas si malheureux, après tout, c’est toujours mon pays et il m’accueille comme sienne mais voilà que j’ai trouvé une seconde patrie, la France. Il y vit des gens qui s’intéressent aux mêmes choses que moi…
Elsa Triolet
- nom en russe : Элла Юрьевна Каган (Триоле)
- née en 1896 – décédée en 1970
- famille : pere – Iouri Alexandrovitch Kagan, avocat; mère – Elena Iourevna Berman, musicienne; soeur ainée de 5 ans – Lilia (Lili Brik)
- médaille d’or au lycée, diplôme de l’Institut d’architecture; depuis l’enfance Ella parlait le français, l’anglais, l’allemand, jouait du piano, dessinait;
- première femme à recevoir le prix Goncourt (en 1945) pour son recueil de nouvelles Le premier accroc coûte deux cents francs

Cet article est composé des paroles d’Elsa Triolet elle-même (extraits de son journal intime, de sa correspondance). Le texte en cursif de cet article correspond à mes précisions et explications.
Triolet
J’ai quitté Moscou en juin 1918. Rue Novo Bassmannaia, on m’a remis un passeport soviétique n° 2. Le camarade qui me donnait cette pièce où était mentionné : «aux fins d’épouser un Français, officier de l’Armée française», a levé sur moi un regard désapprobateur, et dit : «Alors, il n’y en a pas assez chez nous?»

Les écrits intimes d’Ella Kagan témoignent de nombreux admirateurs dans sa jeunesse. En 1918, elle épouse un officier à la mission française, André Triolet. Les jeunes mariés partent de la Russie révolutionnaire aux Etats-Unis, et ensuite à Tahiti (Papeete). Encouragée par Maxime Gorki et d’autres littéraires russes, Ella commence ses premiers écrits en russe et prend le nom d’Elsa. C’est à André Triolet (elle le surnomme à la russe Pétrovitch) qu’Elsa dédie son premier livre A Tahiti.
André, comme tout mari français, me harcèle parce que je ne lui reprise pas ses chaussettes, ne lui fais pas de beefsteacks et qu’il y a du désordre. <…> Je m’entends bien avec André, maintenant encore mieux qu’au début; nous nous sommes habitués l’un à l’autre et nous sommes même passés au tutoiement.
Séparée de tout ce qui vous est doux et cher, d’autres gens, d’autres mœurs, une autre langue, côte à côte avec un fou adorable mais étranger, il y a de quoi se jeter à l’eau. <…>

Apres 3 ans de mariage, Elsa se sépare d’André Triolet et s’installe à Paris. André Triolet soutient Elsa financièrement et leur correspondance de cette époque témoigne d’une grande tendresse réciproque. Ils divorceront officiellement quelques années plus tard.
Elsa a gardé des relations amicales avec André Triolet jusqu’aux derniers jours de sa vie.
(en 1969) André est arrivé. Relique vivante. Il a déclaré qu’il voulait habiter chez nous. En payant ! Il fait beaucoup, beaucoup de peine. Mais, bien sûr ce n’est pas possible. Il se ronge nuit et jour et ça l’occupe. Il n’a jamais rien fait, mais quand on n’a rien à quoi occuper sa tête, qu’on n’a même rien à quoi penser, c’est un spectacle terrifiant! Être dans une cage vide bien a soi et savoir qu’il n’y a pas de liberté pour toi… Il habite à Paris chez une vieille amie très gentille qui a pitié de lui… Il y a partout des gens qui ont pitié de lui. <…> André va avoir 80 ans cet automne. Il est éperdument amoureux de je ne sais quelle Allemande. Seigneur…
Aragon
Je suis rentrée à Paris, je ne pouvais rien inventer de plus bête. J’aurais dû rentrer chez moi, à Moscou.

Apres la séparation d’avec André Triolet et un court séjour à Londres avec sa mère, Elsa s’installe à Paris (à l’hôtel Istria, rue Campagne-Première) et y demeure jusqu’à son installation avec Aragon en 1928 dans un atelier de la même rue. A cette période, elle rédige des articles pour une revue à Moscou et fait des traductions (dont « Voyage au bout de la nuit » de Céline en russe). Elsa fréquente Marcel Duchamp, Fernand Leger et fait connaissance de Louis Aragon. Toute sa vie, Elsa l’appellera par un diminutif russe Aragocha.
Après, à Paris j’ai habité à l’hôtel. Je n’avais plus de mari. Je me suis mise à écrire. J’étais très malade. Je suis restée couchée presque tout le temps durant deux ans. J’avais perdu mon «statut social». <…>
Je rêvais d’un moyen d’équilibrer ma vie, je l’ai, et ma vie d’antan me manque, celle qui m’emportait je ne sais comment, même pas dans la vie, mais simplement dans l’espace. Je comprends, j’étais un être presque abstrait et voilà tout d’un coup que l’on me donne une chair et du sang, et un toit, et un mari. Mais est-ce que ça existe, des maris comme ça? Un joli garçon, une prima donna. Pour commencer, j’ai un peu peur : va-t-il vraiment renoncer aux autres femmes? Ensuite, il me fait de la peine : je ne lui permettrai pas de courir la gueuse, et par conséquent de connaître les joies du jeu le plus passionnant qui soit, le jeu de l’amour. Car il est né pour cela. Mais que dois-je faire? Si je le lui permettais, notre vie à deux perdrait tout son sens à mes yeux. J’aurais pu vivre comme cela avec Mara (Marcel Duchamp). Au sens propre, une cohabitation, et rien de plus. Il ne m’a jamais rendue jalouse. Mais lui, je sais comment il est avec les femmes. Ce qui compte pour [illisible], c’est séduire, convaincre, qu’elles lui cèdent, c’est la victoire, bref, le grand jeu. Tandis que ce qui compte pour Mara, c’est prendre son plaisir.

En 1928, Elsa Triolet et Louis Aragon emménagent ensemble. Pour subvenir à ses besoins, Elsa fabrique des bijoux. Architecte de formation, elle est creative et dessine magnifiquement. Aragon par son réseau de connaissances l’aide à vendre ses colliers aux maisons de couture Paul Poiret, Madeleine Vionnet et Elsa Schiaparelli. Louis Aragon et Elsa Triolet se marient en 1939, avant le début de la guerre.
Nous nous marions mardi. Il paraît. <…> Avoué, notaire, mairies, actes de naissance, assignations, transcriptions, etc., etc. Mon vocabulaire est inutilement enrichi. Ces mots, je ne veux pas les connaître.
Maïakovski
(en 1930) Il y a seize ans, Volodia est venu pour la première fois chez nous, en blouse jaune. Il y a de quoi se souvenir. Je rêve de lui toutes les nuits sans exception. C’est très dur. <…> Aragon a pleuré Volodia toutes les larmes de son corps.
Vladimir Maïakovski (1893-1930) est un des piliers de l’avant-garde russe : poète, dramaturge, réalisateur, acteur de cinéma etc. Avec ses expériences créatives, Maïakovski a eu une grande influence sur la poésie russe. Lili Brik, soeur d’Elsa Triolet, était le grand amour du poète; il lui a dédié plusieurs de ses poèmes.

(source: kulturologia.ru)
Vladimir Maïakovski tenait une grande place dans le coeur d’Elsa, ils étaient liés par une amitié profonde. Maïakovski a fait plusieurs séjours à Paris entre 1924 et 1929. Vladimir Maïakovski s’est suicidé le 14 avril 1930 à Moscou, à l’âge de 36 ans. Toute la vie, Elsa Triolet et sa soeur Lili Brik étaient dévouées à son oeuvre.
La guerre 1939-1945
Notre calvaire a commencé en 39. Le 2 septembre Aragon a été mobilisé, le 3 octobre il y a eu chez moi une grandiose perquisition. Nous étions suivis par des flics. Quand Aragon en a eu assez, il a demandé à quitter son bataillon, en quelque sorte disciplinaire, pour le front. Il s’est retrouvé dans une division de blindés qui ne reculait que sur ordre, fin mai ils ont dû fuir par la mer, si tu te souviens de la retraite de Belgique, par Dunkerque en Angleterre, de là ils sont allés à Brest et à travers toute la France sans cesser de se battre jusqu’à l’armistice. Pendant ce temps, j’étais surveillée en permanence et on m’aurait sans doute arrêtée, si n’était intervenue la fuite générale de Paris. Nous nous sommes retrouvés tous les deux incroyablement vite, à la fin du mois de juin 1940, par miracle. Bien entendu, nous ne sommes pas revenus à Paris. Nous sommes restés en zone libre. Nous n’avions pas d’argent, on ne nous donnait nulle part de travail. <…>
S’il n’y avait pas eu l’écriture, je crois bien que je me serais donné la mort, tellement, par moments, c’était dur et pénible. Je me suis prise de passion pour cette activité, elle me remplace les amis, la jeunesse et bien d’autres choses encore qui manquent dans la vie. <…> Mes livres ont beaucoup de succès, on s’est mis à me respecter et à me prendre au sérieux. <…> J’ai désappris à parler et écrire en russe <…> il apparaît qu’on peut même oublier sa langue maternelle! <…>
Nous sommes revenus à Paris le 25 septembre 1944 après la libération. La gestapo était venue plusieurs fois perquisitionner, de même que la police française, ils avaient tout mis sens dessus dessous mais rien emporté. Malgré tout, nous avons perdu la plupart de nos affaires. C’est étrange et agréable d’être de nouveau chez soi, quatre ans chez les autres, je n’avais plus la force de le supporter! Je n’en reviens pas de bonheur, de Paris, des amis… Bien qu’à Paris en ce moment ce ne soit pas drôle, je ne m’en soucie guère!

(source: saintarnoultenyvelines.fr)

photographiée par Henri Cartier-Bresson
(source: moma.org)
Le moulin de Villeneuve
J’ai de plus en plus envie de vivre à la campagne en solitaire. (1950)
En 1951 (Elsa Triolet a 55 ans), et après de longues recherches, le couple Aragon achète une maison à 50 km de Paris. L’acte de vente est signé au nom d’Elsa Triolet car Aragon est privé de ces droits civiques. Les pièces de la maison sont décorées par des objets soviétiques et par les cadeaux de Picasso, de Fernand Leger et d’autres artistes – amis du couple. Vous pouvez visiter cette maison en visite guidée uniquement (qui malgré sa vitesse et quelques inexactitudes du guide est très interessante).


La maison est achetée !!!!!!!!!!!! <…> Ces temps derniers, nous ne nous occupions que de ça, nous écumions les environs de Paris, nous ne quittions pas la voiture, nous étions à bout de nerfs, nous tombions sur quelque chose qui nous convenait plus ou moins, mais, chaque fois, la maison nous filait littéralement entre les doigts. Cette fois-ci, nous avons versé un acompte et la promesse de vente est signée. <…> C’est un moulin… En parfait état, avec tout le mobilier nécessaire. Quatre hectares et demi de terrain, de bois. <…> On trouve rarement des endroits d’une telle originalité et d’une telle beauté. <…>
Côté négatif de la chose : nous nous endettons jusqu’au cou. Côté positif : Aragocha revit, il est extrêmement heureux et fier, il rêve du matin au soir et me supplie d’acheter pour une fois sans regarder à la dépense tout ce dont j’ai envie pour mon « cabinet de travail ». Il espère qu’un beau bureau m’incitera à recommencer à écrire. <…>
Je mets les bottes que j’avais achetées autrefois à Moscou, sinon je ne pourrais pas aller dans le jardin, tant il y a d’orties et de ronces. <…> Je ne sais pas comment c’est l’hiver, quand il commence à faire nuit de bonne heure, mais, pour le moment, je passerais bien ma vie ici.
En feuilletant les écrits d’Elsa Triolet…
… sur l’écriture
- Ce qu’il y a de malheureux avec l’écriture c’est qu’à peine une chose terminée, il faut recommencer. Car il faut se prouver à soi-même, sinon aux «autres » qu’on n’a pas tout dit, que ce n’est pas fini.
- Gorki (Maxime Gorki, l’écrivain russe) disait qu’il fallait s’astreindre à écrire tous les jours. <…> J’ai le tort, le très grand tort de ne pas écrire tous les jours, car tous les jours il se passe des choses, et je ne sais écrire que d’après un modèle. <…> Mes moyens sont petits, petits… Ou alors y a-t-il dans ma vie une veine que je ne sais pas trouver, et qui serait la bonne, la facile à exploiter? Le mal profond est dans ce que j’ai perdu mon pays et ma langue et que maintenant je suis là à ne rien connaître organiquement. Sauf moi-même.
… sur d’autres écrivains
- Les poètes les plus difficiles à rendre sont Lermontov ou Pouchkine, dont le génie n’a rien d’exotique et qui emploient des mots si ordinaires qu’il faudrait être aussi génial qu’eux pour les traduire. Je ne m’attaque pas à ces poètes-là, je ne m’en sors à peu près que lorsqu’il s’agit de restituer quelque chose de particulier, d’original, une atmosphère (comme en prose), en trouvant des équivalents aux mots et à la démarche de la pensée.
- Simenon… C’est l’auteur d’une quantité innombrable de romans : surtout des policiers, qui l’ont rendu célèbre <…> Par l’étendue de son talent, l’intérêt et la compassion qu’il témoigne aux faibles de ce monde, aux gens ordinaires et insignifiants, il ressemble à Dostoïevski. <…> Il faut dire qu’il n’a pas connu le bagne, mais qu’il vit bien tranquillement avec sa femme et ses enfants dans le sud de la France, et il écrit, écrit, sans trêve. Ce qu’il pense, nul ne le sait, il est absent de ses romans.
… sur les films de l’époque
- Ici, il y a en ce moment beaucoup de bons films. Le dernier film de Jean Renoir, La Bête humaine, d’après le roman de Zola, est tout à fait remarquable. La presse le porte aux nues ou bien l’éreinte, et le public vient en foule. C’est surtout Zola qu’on éreinte! Et si violemment qu’il semble que Zola soit encore vivant et qu’il défende Dreyfus, comme par le passé. (1939)
- J’aimerais bien que vous puissiez voir West Side Story. C’est un film remarquable, en couleur, sur écran large : un ballet dans les rues de New York. Une bande de jeunes Américains « pur-sang », dispute à une bande de jeunes Portoricains la maîtrise des rues du quartier. Bagarres, jeunes filles, amour, danses et chansons, meurtre… Comme les personnages sont bien campés! Ils dansent et chantent à ravir! Et la « morale », antiraciste, qui pose le problème de la jeunesse aux franges de la délinquance, en fait un film plus qu’acceptable pour nous. (1962)
… sur la vie de femme
- Imagine-toi, ma petite Lili, que pour la première fois, dans ma quarante-deuxième année d’existence, j’ai changé de coiffure. Et je ne comprends pas pourquoi je ne me suis pas coiffée comme cela toute ma vie! Je suis, toute la journée, élégante et soignée, pas un cheveu ne dépasse. C’est un filet; le tour est en élastique. Les cheveux sont dans le filet comme dans un petit sac, ils sont enroulés, la coiffure va jusqu’aux épaules. Quelque chose dans le genre des Petites Filles modèles, si tu t’en souviens. (1938)
- Merci, ma petite Lili, pour les serviettes de toilette. Je me suis vantée à la blanchisseuse : voilà quelles serviettes on fait chez nous, en U.R.S.S.! Elle s’est longuement étonnée : des serviettes éponges, et en fil de lin! Ici, même les plus chères sont en coton; elles sont même trop belles.
Il y a ici deux hêtres…
Il y a ici deux hêtres je veux qu’on nous enterre ici.

Elsa Triolet s’est éteinte à 73 ans, le 16 juin 1970, et Louis Aragon 12 ans plus tard, le 24 décembre. Ils sont enterrés ensemble dans la propriété du Moulin de Villeneuve.
Si vous êtes intéressés par la vie d’Elsa Triolet, je peux vous conseiller :
- Elsa Triolet Ecrits intimes 1912-1939 (Stock, ISBN 9782234050372);
- Lili Brik / Elsa Triolet. Correspondance, 1921-1970 (Gallimard, ISBN 9782070729784);
- L’Humanité Hors-série : Le Feu d’Elsa (un hors-série de 120 pages, bien documenté et riche en photos), disponible ici
- Dear Uncle Volodja… Vladimir Majakovskij and Elsa Triolet: Correspondence 1915-1917 (edité par Bengt Jangfeldt et publié en 1982 par Stockholm Studies in Russian Literature).